Figures de l'Art nå¡ 10, 2005.

Arthur Danto

 

Les significations incarn̩es comme Id̩es esth̩tiques

 

La traductrice hongroise d'un certain nombre de mes Ì©crits de thÌ©orie sur l'art m'a rÌ©cemment envoyÌ© un catalogue de l'œuvre d'̪gnes Eperjesi, une jeune artiste de son pays. La traductrice, Eszter Babarszy, est elle-même une critique de talent et je ne peux faire mieux que citer la lettre où elle m'explique pourquoi elle a eu l'impression que l'art d'Eperjesi devrait particulièrement m'intÌ©resser:

Elle a trouvÌ© que vos idÌ©es sur la transfiguration et le banal s'appliquaient à son œuvre et elle s'est inspirÌ©e de vos travaux. Sa trajectoire, longue et remarquable, l'a menÌ©e de la photographie expÌ©rimentale à une entreprise tout à fait unique consistant à rÌ©colter des emballages de produits de consommation courante et à s'emparer du modeste langage de signes des corvÌ©es mÌ©nagères ordinaires, afin de les recrÌ©er sous la forme d'objets beaux et ironiques.

Les produits en question—des lave-vaisselle, des aspirateurs, mais aussi des sous-vêtements—Ì©taient apparemment destinÌ©s à l'exportation vers le monde entier, et donc, on peut le supposer, à s'intÌ©grer dans des modes de vie qui, dans cette mesure même, doivent être partout assez semblables. Les images doivent donc elles-mêmes appartenir au code de la globalisation et être nÌ©cessairement universelles puisqu'elles doivent être lisibles par des consommateurs dont on ne peut compter qu'ils partagent la même langue. Ces signes montrent ce que les consommateurs ont besoin de savoir concernant les produits qu'ils ont achetÌ©s—par exemple, où se trouvent l'arrière et l'avant d'un cale̤on… Ce sont des pictogrammes, ou même des isotypes—acronyme de "International System of Typographic Picture Education"—, ce genre de signes inventÌ© à l'origine par le positiviste logique Otto Neurath, peut-être sous l'influence de la thÌ©orie wittgensteinienne du langage dite "picture theory". Neurath pressentait la globalisation quand il disait que "la mÌ©thode visuelle devient la base d'une vie culturelle et de relations culturelles communes". Il suffit, pour s'en convaincre, de considÌ©rer l'utilisation qui en est faite internationalement dans la signalisation qui, sur les routes ou dans les aÌ©roports, s'adresse efficacement à des conducteurs ou à des voyageurs qui ne lisent pas forcÌ©ment la langue du pays. Les isotypes sont parmi les rares contributions utiles et pratiques de la philosophie moderne à la vie quotidienne de l'humanitÌ©. Lorsque ces pictogrammes sont recyclÌ©s—ou transfigurÌ©s—en œuvres d'art, l'universalitÌ© que cela implique les Ì©lève au statut de portrait de la sociÌ©tÌ© dans laquelle ces produits seront utilisÌ©s.

Je ne suivrai pas tout à fait Babarszy quand elle dit que les œuvres d'Eperjesi sont belles, et à vrai dire je suis bien embarrassÌ© pour les dÌ©crire esthÌ©tiquement. Toutefois, je constate en effet que la transfiguration des isotypes en œuvres d'art opère un renversement intÌ©ressant de la distinction cÌ©lèbre de Walter Benjamin. GrÌ¢ce à elle, l'art de la reproduction mÌ©canique a acquis une aura, en vertu de quoi ces images sont en mesure d'acquÌ©rir un intÌ©rêt esthÌ©tique qui leur manquait jusque là. Tout du moins, en tant qu'art, nous pouvons les regarder en critiques et relever leurs qualitÌ©s esthÌ©tiques telles qu'elles sont. Le simple fait de savoir qu'un objet rÌ©sulte de l'intention de produire une œuvre d'art peut dÌ©clencher en nous l'idÌ©e qu'il doit être beau. Mieux encore, nous utilisons en rapport avec eux cet adjectif habituel de l'apprÌ©ciation esthÌ©tique, alors que nous ne l'utiliserions guère à propos des pictogrammes dont ils sont issus. Il se pourrait bien que l'adjectif "beau" ne soit qu'une manière de reconnątre l'art comme art, sans qu'il serve rÌ©ellement à dÌ©crire l'art lui-même.

Viser la communication transculturelle pourrait supposer que les traits indiquant des diffÌ©rences ethniques doivent être effacÌ©s—les personnages ne sont reprÌ©sentÌ©s ni blanc, ni noir, ni rouge, ni jaune—, pour aboutir à des silhouettes abstraitement humaines qui, d'une certaine manière, ont l'air tout à fait "moderne". Mais est-ce que "avoir l'air moderne" est une caractÌ©risation esthÌ©tique ou stylistique? Rejetant l'ornementation, le design moderniste visait à une espèce de simpification qui mena à la stylisation de la pictographie moderniste. Mais ceci n'explique pas pourquoi les isotypes sont stylisÌ©s de cette manière, plutÌ«t imposÌ©e par la globalisation, et donc "avoir l'air moderne" n'est qu'une fa̤on de parler. Quoi qu'il en soit, le pictogramme a subi une espèce de transformation esthÌ©tique durant le processus de sa transfiguration artistique, et ce quelle que soit la description qu'on en fournisse. La revalorisation esthÌ©tique d'images quotidiennes opÌ©rÌ©e par Eperjesi est aussi caractÌ©risÌ©e que celle de Warhol transformant des polaroïds en portraits.

Quant à la description de l'œuvre comme "ironique", elle est vraie, mais elle est due moins aux images elles-mêmes qu'aux titres d'Eperjesi—à moins qu'il ne s'agisse de lÌ©gendes, si l'on veut bien distinguer les titres qui dÌ©crivent les images de couverture des magazines, par exemple, de ces lÌ©gendes qui complètent certains dessins humoristiques des journaux. Quoi qu'il en soit, titres et lÌ©gendes expriment des pensÌ©es que les images seules ne peuvent pas exprimer. Eperjesi choisit souvent ses images dans l'intention de suggÌ©rer comment les femmes se voient elles-mêmes dans la Hongrie d'aujourd'hui, comment elles envisagent les tÌ¢ches mÌ©nagères auxquelles le produit dÌ©signÌ© par l'image est censÌ© servir—à des femmes, bien Ì©videmment. Une de ses images montre un homme, une femme et un enfant à bicyclette. Il est difficile d'identifier à quel produit elle fait rÌ©fÌ©rence, même si je tendrais à penser que celui-ci appartient à ce qu'on pourrait dÌ©crire comme la vie secrète des femmes. L'image pourrait nous montrer une femme vivant une vie active et intense grÌ¢ce au produit en question. Quel qu'en soit la visÌ©e rhÌ©torique, Eperjesi la lÌ©gende ainsi: "Mon nouveau petit ami semble porter de l'intÌ©rêt à ma fille—j'espère que ce n'est pas du flan". (Fig. 1) C'est intÌ©ressant, car la mère est manifestement cÌ©libataire et en quête d'une relation nouvelle. L'ironie provient de cette implication que les femmes dans nos sociÌ©tÌ©s, quoique très largement libÌ©rÌ©es, se trouvent dÌ©savantagÌ©es dans leurs relations avec les hommes, que ce soit en Hongrie, en AmÌ©rique ou en Europe de l'ouest. C'est bien elles qui en sont rÌ©duites à assurer les tÌ¢ches mÌ©nagères et à espÌ©rer que les hommes ne sont pas là uniquement pour les traiter comme des objets sexuels. L'ironie va donc bien plus loin que le pouvoir des isotypes. Après tout, les trois silhouettes pourraient très bien ne reprÌ©senter qu'une famille banale.

De manière intÌ©ressante, la plupart des femmes sont reprÌ©sentÌ©es vêtues à l'occidentale, ce qui est plutÌ«t devenu la norme isotypique, et je suppose que l'isotype des toilettes pour femmes, vêtu de sa jupe courte et triangulaire, est reconnu dans tous les aÌ©roports du monde, y compris par des femmes portant la burkha. En revanche, comme l'a fait l'artiste, les titres/lÌ©gendes doivent être traduits du hongrois dans la langue du pays de l'exposition—l'anglais, par exemple, dans le catalogue que j'ai consultÌ©. L'anglais, quoique omniprÌ©sent, n'est pas isotypique. Même s'il Ì©tait universellement utilisÌ©, comme le latin jadis, il continuerait d'y avoir une diffÌ©rence entre les mots et les images, ce qui signifie que si les isotypes peuvent valider la "picture theory" du langage, ils ne le font que sans rapport aucun avec les langues naturelles telles qu'on les parle ou qu'on les Ì©crit. La sÌ©mantique des phrases en langue naturelle diffère de la sÌ©mantique d'une phrase utilisÌ©e picturalement, comme dans une citation. Même si les citations aussi doivent être traduites.

Aussi tentant qu'il soit de poursuivre ces rÌ©flexions sur la sÌ©mantique artistique des tableaux d'Eperjesi, mon intention ici est d'utiliser son œuvre pour son extrême contemporanÌ©itÌ© et la manière dont elle illustre la structure pluraliste qui en est venue à massivement dÌ©finir la production artistique contemporaine, tout particulièrement depuis les annÌ©es 1960 où les artistes ont d'abord commencÌ© à explorer les possibilitÌ©s d'utilisation d’une imagerie vernaculaire. J'ai dÌ©jà Ì©voquÌ© la question de l'indÌ©termination des qualitÌ©s esthÌ©tiques, mais je voudrais surtout l'aborder en rapport avec les problèmes que le pluralisme artistique a soulevÌ©s pour la thÌ©orie esthÌ©tique, et en particulier pour la thÌ©orie esthÌ©tique kantienne qui a plus ou moins dominÌ© les dÌ©bats jusqu'à cette dÌ©cennie où le pluralisme est devenu le vÌ©ritable moteur de l'art. Par "thÌ©orie kantienne", j'entends cette thèse selon laquelle l'excellence artistique ne fait qu’un avec l'excellence esthÌ©tique, cette dernière devant être comprise comme relevant d’une notion de plaisir et de valeur distincte du plaisir des sens et intrinsèquement liÌ©e à l'idÌ©al d'une contemplation dÌ©sintÌ©ressÌ©e. Cela concerne ce que les esthÌ©ticiens classiques appelaient le "goût", et les grandes lignes de cette thÌ©orie sont exposÌ©es dans la section de la Critique du jugement esthÌ©tique intitulÌ©e "L'analytique du goût ", qui a servi d'autoritÌ© tutÌ©laire à la thÌ©orie esthÌ©tique des temps modernes, et tout particulièrement, du moins pour ce qui concerne les Etats-Unis, à la pensÌ©e et à la pratique critiques de Clement Greenberg.

Mettant de cÌ«tÌ© les arts dÌ©coratifs qu'il analysait en termes de "beautÌ© libre", Kant s'intÌ©ressait d'abord à la beautÌ© naturelle qu'il associait naturellement aux arts visuels entendus comme Ì©tant soit des reprÌ©sentations exactes de la beautÌ© naturelle, soit comme de belles reprÌ©sentations d'objets naturels eux-mêmes dÌ©ficients en beautÌ©. Car, en effet, quel serait l'intÌ©rêt de faire l'image d'objets repoussants ou imparfaits? Pour autant que je puisse en juger, telle n'Ì©tait pas la position de Greenberg, dont l'intÌ©rêt principal Ì©tait la peinture abstraite qu'il abordait selon le critère de la beautÌ© "libre", l'avantage pour lui Ì©tant qu'il pouvait ainsi traiter l'art figuratif comme s'il Ì©tait abstrait, et donc assujetti à l'analyse formaliste. Autrement dit, il apprÌ©ciait la peinture selon ce qu'on pourrait appeler une esthÌ©tique du mÌ©dium, puisque l'excellence picturale, voire "pictoriale" (painterly), est conditionnÌ©e par ce qui est propre aux qualitÌ©s essentielles de ce mÌ©dium, à savoir, selon Greenberg, un jeu de relations entre des formes planes, quelle que soit leur signification. La valeur esthÌ©tique est ce que ces formes transmettent à notre perception visuelle, en dehors de tout concept. Kant lui-même parlait du plaisir que pouvait fournir un objet indÌ©pendamment de tout concept. Pour Greenberg, seul comptait l'œil du critique, pourvu qu'il m̨t provisoirement entre parenthèse toute sa culture historique, et le travail de l'artiste consistait à Ì©liminer de sa peinture tout ce qui ne serait pas adressÌ© à cet œil du critique. Le but Ì©tait de produire une beautÌ© pure pour une dÌ©lectation contemplative.

L'impact de l'esthÌ©tique moderniste greenbergienne sur les "professionnels de l'art" aux Etats-Unis fut immense. Le plus Ì©tonnant est que le pluralisme ait simplement pu voir le jour dans un contexte où les "professionnels" greenbergiens monopolisaient tout le pouvoir et toute l'autoritÌ© du monde l'art, du moins pour ce qui concerne l'art visuel contemporain. Pourtant, pour des raisons historiques qui m'Ì©chappent, l'esthÌ©tique de Kant-Greenberg commen̤a à cÌ©der du terrain à la fin des annÌ©es 1950 et devint intenable au moment même où Greenberg en publiait la formulation la plus mûre dans son essai de 1960 intitulÌ© "La peinture moderniste". Dès 1961, Robert Rauschenberg Ì©voquait, dans le catalogue de l'exposition "Sixteen Americans" au MoMA de New York, la nÌ©cessitÌ© jusque-là occultÌ©e d'effacer dÌ©sormais la frontière entre l'art et la vie (Kant aurait plutÌ«t effacÌ© la frontière entre l'art et la rÌ©alitÌ©, pour autant que tous deux fussent beaux). Dans la pratique artistique de Rauschenberg, cela revenait à nÌ©gliger tout à fait les impÌ©ratifs du mÌ©dium et à se donner toute libertÌ© de faire de l'art avec tout ce qui lui tombait sous la main: des chaussettes, des bouteilles de Coca-Cola, des pneus, des animaux empaillÌ©s, etc. Bref, "n'importe quoi". La puretÌ© du mÌ©dium Ì©tait pÌ©rimÌ©e pratiquement au moment où on la proclamait…

L'esthÌ©tique n'est pas devenue sans objet quand le modernisme a pris fin dans les annÌ©es 1960, mais le genre de qualitÌ© esthÌ©tique prÌ©supposÌ© par la conception de Kant-Greenberg a presque certainement disparu, laissant la place à ce qu'on peut penser comme un pluralisme des modalitÌ©s esthÌ©tiques. Il y a, par exemple, une esthÌ©tique rauschenbergienne qui est presque diamÌ©tralement à l'opposÌ© du genre d'excellence esthÌ©tique que Kant et Greenberg tenaient pour acquis. C'est l'esthÌ©tique du sale et sans ordre exemplifiÌ©e par Bed, où Rauschenberg a badigeonnÌ© de peinture les draps et le couvre-lit en patchwork qui constituent la matière même de l'œuvre. Il a appliquÌ© la peinture, telle que l'utilisaient les expressionnistes abstraits, à un objet habituellement associÌ© à la propretÌ© et au soin domestiques, comme dans les hÌ«pitaux, dans les chambrÌ©es, ou bien encore, comme l'a dit une fois Matisse, dans ces chambres où l'on fait "un mÌ©nage de tantes de province". Le "grunge" est cette esthÌ©tique du dÌ©sordre arborÌ©e par les adolescents en rÌ©bellion, et il ne fait guère de doute qu'un tel goût peut être encouragÌ© et même exploitÌ© par la vente de blue-jeans dÌ©chirÌ©s, de tee-shirts fripÌ©s et de maillots de sport à des jeunes gens qui souhaitent se trouver une identitÌ© dans un style d'un nÌ©gligÌ© affectÌ©.

L'ambition principale de Kant Ì©tait de combattre ce qu'on pourrait appeler un pluralisme du goût, c'est-à-dire cette conception commune et quelque peu cynique selon laquelle la beautÌ© est dans l'esprit de chaque spectateur et les diffÌ©rences de goût fonction de leurs diffÌ©rences d'esprit. A juste titre, Kant entreprit de dÌ©montrer que la beautÌ© est et doit être la même pour tous. Il s'agissait d'une espèce de colonialisme esthÌ©tique—ainsi, les sociÌ©tÌ©s dites primitives avaient tout simplement un goût esthÌ©tiquement rÌ©trograde—, et cela devint le fondement de cette vision de la supÌ©rioritÌ© du goût occidental plus tard caractÌ©ristique de l'anthropologie victorienne. Greenberg Ì©tait convaincu que sa pratique critique Ì©tait justifiÌ©e par la Critique du jugement esthÌ©tique de Kant, qu'il dÌ©crivait souvent comme le plus grand livre jamais Ì©crit sur l'art. A vrai dire, la justification pourrait bien s'être faite dans l'autre sens: on pourrait, en effet, considÌ©rer que c'est le succès remarquable des jugements critiques de Greenberg qui a justifiÌ© les formules par ailleurs excessivement abstraites de Kant qui se trouvaient confirmÌ©es de manière surprenante par un corpus pictural pratiquement inimaginable à son Ì©poque.

Deux arguments kantiens vont tout particulièrement dans le sens de la pratique critique de Greenberg qui en est venue à reprÌ©senter les attitudes esthÌ©tiques dominante de l'ÌÅcole de New York. Le premier est cet argument kantien que les jugements de beautÌ© ne sont pas conceptuels, le second qu'ils sont universellement valides—autrement dit qu'ils ne peuvent être en aucun sens simplement personnels. Greenberg ne parlait pas souvent de la beautÌ©. Il s'intÌ©ressait à ce qu'il appelait la "qualitÌ©" en art, ce qui voulait dire que ses vues ne pouvaient guère être appliquÌ©es à l'esthÌ©tique de la nature, qui, elle, bien sûr, aurait Ì©tÌ© l’enjeu majeur pour Kant. En 1961, il a Ì©crit que "la qualitÌ© en art ne peut être ni affirmÌ©e ni prouvÌ©e par la logique ou le discours. Seule l'expÌ©rience règne en ce domaine, et même, si l'on peut dire, l'expÌ©rience de l'expÌ©rience." Le point de vue de Greenberg, ici, est essentiellement le même que celui de Hume: la qualitÌ© est ce que les critiques qualifiÌ©s s'accordent à dire bon.

Greenberg chÌ©rissait Kant parce qu'il expliquait comment il est possible d'avoir ou tort ou raison à propos de questions de mÌ©rite esthÌ©tique. Il ne pensait pas qu'il fût nÌ©cessaire de disposer d'un savoir comme l'histoire de l'art pour avoir raison ou tort en matière d'art. Il pensait même que le modernisme avait offert de nouvelles possibilitÌ©s d'apprÌ©cier "toute sorte d'arts exotiques nÌ©gligÌ©s il n'y a pas cent ans, qu'il s'agisse d'art ancien d'Egypte, de Perse ou d'Extrême-Orient, ou d'art barbare ou primitif." Ce qui fait un art de qualitÌ© n'a rien à voir avec les circonstances historiques. Il se vanta un jour que, bien qu'à peu près ignorant en matière d'art africain, il serait capable à peu près à tout coup d'identifier les deux ou trois meilleures pièces parmi un ensemble qu'on lui prÌ©senterait. Il n'Ì©tait pas nÌ©cessaire que ces pièces fussent les meilleures selon les critères appliquÌ©s en cette matière par les africains eux-mêmes, mais cela Ì©tait sans doute dû au fait que ces derniers Ì©taient tributaires de croyances qui n'avaient que peu de rapport avec les qualitÌ©s esthÌ©tiques telles que lui les entendait. Il n'y avait à ses yeux pas grand chose à dire devant une belle œuvre d'art, sinon un "oh!" d'admiration. Mais cela ne signifiait en aucun cas qu'il s'agissait simplement de laisser libre cours à ses sentiments après avoir admis que le discours esthÌ©tique Ì©tait non-cognitif, comme l'auraient dit les positivistes parmi les philosophes contemporains de Greenberg. En revanche, que ce discours fût non-conceptuel, la pratique de Greenberg le confirmait, qui consistait à fermer les yeux puis à ne les rouvrir qu'une fois l'œuvre à juger placÌ©e devant lui. Ce qui dans l'instant lui sautait aux yeux, comme un Ì©clair aveuglant, avant même que son esprit n'eût le temps d'interposer des associations externes, c'Ì©tait ce sur quoi reposait l'expÌ©rience esthÌ©tique.

L'"esthÌ©tique maison" de Greenberg s'est trouvÌ© validÌ©e par son aptitude rÌ©elle à identifier les qualitÌ©s artistiques, et notamment par sa dÌ©fense de Jackson Pollock, à une Ì©poque où bien des critiques rÌ©sistaient à l'art abstrait en tant que tel—et ceci incluait les critiques d'art conservateurs des quotidiens newyorkais les plus importants, tels John Canaday au New York Times et Emiliy Genauer au New York Herald-Tribune. "Ils n'ont aucune lÌ©gitimitÌ© en matière de jugement sur l'art abstrait, parce qu'ils ne se sont pas donnÌ© la peine d'en faire l'expÌ©rience de manière suffisamment approfondie. Sans cette expÌ©rience qui permet de distinguer le bon du mauvais art abstrait, nul n'a le droit de se faire entendre à son propos." Mais les critiques europÌ©ens Ì©taient aussi visÌ©s, comme David Sylvester, qui finit par se rallier à Greenberg concernant la prÌ©Ì©minence de Pollock ("Mais qu'avais-je donc à la place des yeux?"). Greenberg Ì©tait cet "intellectuel newyorkais de haute volÌ©e" mentionnÌ© dans le numÌ©ro de 1949 du magazine Life qui rendit Pollock cÌ©lèbre. L'acceptation gÌ©nÌ©ralisÌ©e de son jugement sur Pollock avait alors toutes les qualitÌ©s apparentes d'une preuve scientifique. Elle lui donna une autoritÌ© immense et un grand pouvoir dans le monde de l'art.

Là où Greenberg et Kant se trompent—le second Ì©tant plus excusable, à cet Ì©gard—, c'est quand ils se montrent incapables de reconnątre qu'il existe un ensemble pratiquement infini de qualitÌ©s esthÌ©tiques, ce qui finit par être reconnu quand les philosophes du langage s'intÌ©ressèrent au vocabulaire de l'esthÌ©tique, à peu près à la pÌ©riode où Greenberg dominait les discours critique aux Etats-Unis. J'ai tout particulièrement à l'esprit une remarque de J.L Austin: "Comme il est souhaitable que nous oubliions un peu le beau pour nous intÌ©resser plutÌ«t au dÌ©licat et au repoussant." Elle se trouve dans son article capital de 1956, "Plaidoyer pour les excuses", où il dÌ©crit sa pratique philosophique comme une phÌ©nomÌ©nologie linguistique. Pour l’essentiel, cela revenait à Ì©tudier les règles qui rÌ©gissent notre utilisation du langage—se demander "ce que nous disons quand…" pour utiliser le slogan de la philosophie du langage ordinaire—et certaines dÌ©couvertes intÌ©ressantes ont Ì©tÌ© faites par des gens comme Frank Sibley qui essaya de dÌ©montrer que les prÌ©dicats esthÌ©tiques n'obÌ©issaient à aucune règle. Il eut Ì©tÌ© intÌ©ressant de savoir s'il sagissait là d'un critère de la classe des prÌ©dicats esthÌ©tiques—à commencer par "beau", "dÌ©licat", "repoussant", rÌ©pugnant"—et sinon, de savoir quels sont ses critères, si jamais il y en a.

La phÌ©nomÌ©nologie linguistique n'a pas survÌ©cu à Austin, mort en 1960, l'annÌ©e même où Greenberg publiait "La peinture moderniste". Dans la dÌ©cennie suivante, l'esthÌ©tique passa au second plan de la philosophie de l'art, notamment, je dois l'avouer, avec mon article de 1964, "Le monde de l'art", qui Ì©tait inspirÌ© par le Pop Art et, dans une moindre mesure, par le Minimalisme. Avec les travaux de Richard Wollheim et notamment de George Dickie, la dÌ©finition de l'art devint la question centrale, et depuis elle a tenu plus ou moins lieu de projet principal pour la philosophie analytique de l'art. Il est intÌ©ressant de noter le rÌ«le mineur de l'esthÌ©tique dans cette recherche collective, un rÌ«le presque aussi mineur que celui des qualitÌ©s esthÌ©tiques dans la production et la critique artistiques dans un monde en voie de globalisation, que ce soit aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne, au Japon et finalement partout où, jusqu'à aujourd'hui, on fait de l'art. Les artistes qui ont eu la plus grande importance philosophique sont Duchamp, Warhol, Eva Hesse, les minimalistes et les conceptualistes, dont les œuvres ont une dimension esthÌ©tique nÌ©gligeable. Et puisque la dÌ©finition de l'art devait en passer par les readymades et les Boïtes Brillo, dont les qualitÌ©s esthÌ©tiques Ì©taient au mieux marginales, on en venait à se demander si l'esthÌ©tique avait vraiement quoi que ce soit à voir avec l'art. Ainsi s'opÌ©ra un bouleversement proprement rÌ©volutionnaire, puisque dès le dÌ©but il avait paru Ì©vident que l'art avait tout à voir avec le plaisir esthÌ©tique.

J'ai moi-même fait preuve d’une certaine duretÌ© dans cette mise en question de l'importance de l'esthÌ©tique pour l'art. Dans mon principal livre de philosophie de l'art, La Transfiguration du banal, j'en suis venu à soutenir qu'il y avait deux conditions que je pensais nÌ©cessaires à une dÌ©finition philosophique de l'art: que l'art est à propos de quelque chose, et donc qu'il a une signification; et puis, que cette signification prend corps dans une œuvre d'art et que c'est à cela que s'intÌ©resse la critique d'art. J'ai condensÌ© cela en une formule qui dÌ©crivait les œuvres d'art comme des significations incarnÌ©es. Dans mon dernier livre, The Abuse of Beauty, j'ai plus ou moins reconnu la dÌ©couverte d'Austin selon laquelle l'esthÌ©tique couvrait un champ plus large que ce qu'on lui reconnaissait traditionnellement, et je me suis demandÌ© s'il n'y avait pas une troisième condition nÌ©cessaire, à savoir que, pour être une œuvre d'art, une chose doit avoir quelque qualitÌ© esthÌ©tique—et si ce n'est pas la beautÌ©, alors ce sera la rÌ©pugnance, et si ce n'est pas la rÌ©pugnance, alors ce sera autre chose. Mais j'ai fini le livre sur une note de scepticisme quant à la nÌ©cessitÌ© pour l'art d'avoir une quelconque qualitÌ© esthÌ©tique. Cependant, j'ai introduit une distinction qui mÌ©rite d'être soulignÌ©e entre beautÌ© interne et beautÌ© externe, et, par induction, entre interne et externe, quel que soit le prÌ©dicat esthÌ©tique applicable.

Voici ce que j'entendais par beautÌ© interne. La beautÌ© d'une œuvre d'art est interne quand elle contribue à la signification de l'œuvre. J'en ai donnÌ© plusieurs exemples puisÌ©s dans l'art contemporain, dont l'ElÌ©gie pour la RÌ©publique espagnole de Robert Motherwell et le MÌ©morial aux vÌ©tÌ©rans du Vietnam de Maya Lin, qui se trouve à Washington. Dans un article postÌ©rieur, j'ai suggÌ©rÌ© qu'un très bon exemple de beautÌ© interne Ì©tait la manière dont Jacques-Louis David utilisait la beautÌ© en peignant beau le corps de Marat dans Marat assassinÌ©, qui ressemble à une Descente de croix (Fig.2, David, La mort de Marat). La beautÌ© de Marat Ì©tait semblable à la beautÌ© du Christ, et le tableau signifiait que JÌ©sus/Marat Ì©tait mort pour le spectateur, celui-ci devant reconnątre la signification de ce sacrifice en suivant leurs prÌ©ceptes. Si la beautÌ© d'une œuvre d'art n'est pas interne, alors elle est littÌ©ralement dÌ©pourvue de sens, c'est-à-dire qu'elle n'est, pour citer Kant, que "beautÌ© libre" et pur dÌ©coratif. Bref, j'ai essayÌ© de me libÌ©rer de l'esthÌ©tique de la forme de Kant-Greenberg et d'y substituer une esthÌ©tique de la signification. C'est là qu'on est en mesure de reconnątre que la distinction interne/externe s'applique à tout le champ des qualitÌ©s esthÌ©tiques sur lequel Austin et les esthÌ©ticiens du langage ordinaire ont attirÌ© l'attention au dÌ©but des annÌ©es 1950. ConsidÌ©rons à nouveau le repoussant. Chez certains artistes—Dieter Roth est un bon exemple—, le repoussant signifiait simplement que l'œuvre Ì©tait volontairement anti-esthÌ©tique, au sens où elle Ì©tait opposÌ©e à la beautÌ©. Quand Roth vit l'exposition de Jean Tinguely à BÌ¢le, en 1962, ce fut pour lui comme une vÌ©ritable expÌ©rience de conversion. "Tout Ì©tait si rouillÌ©, si dÌ©glinguÌ© et faisait tellement de bruit, dÌ©clara-t-il plus tard. J'en suis restÌ© comme à demi mort, tellement j'Ì©tais impressionnÌ©. C'Ì©tait un monde tellement diffÌ©rent de mon contructivisme, quelque chose comme un paradis que j'avais perdu." Dans un sens, la quête de Roth, dès lors, fut de recrÌ©er un paradis d'enfance perdu, fait de dÌ©tritus, de bruits et d'odeurs dÌ©sagrÌ©ables. Il Ì©tait passÌ© d'une esthÌ©tique kantienne à une esthÌ©tique anti-kantienne. La même chose Ì©tait arrivÌ©e à Duchamp, lorsqu'il avait appliquÌ© aux readymades le critère du degrÌ© zÌ©ro de l'intÌ©rêt esthÌ©tique, signifiant en cela qu'ils ne devaient causer à l'œil ni plaisir ni douleur. Ils Ì©taient non-esthÌ©tiques, du point de vue Ì©troit de l'"analytique du goût", mais ils Ì©taient tout à fait esthÌ©tiques dans la perspective Ì©largie qui devait s'ouvrir avec les annÌ©es 1960, quand l'esthÌ©tiquement indiffÌ©rent devint une qualitÌ© esthÌ©tique interne à la signification des readymades et devint lui-même un objet de goût, à la manière du repoussant pour Dieter Roth.

On peut dire qu'il y a une esthÌ©tique des images readymades, du genre de celles dont ̪gnes Eperjesi fait son art. Elle n'est pas facile à dÌ©crire, mais relativement simple à reconnątre. Cela est probablement dû aux contingences du design, lui-même conditionnÌ© par la nÌ©cessitÌ© que ces images soient facilement lues et comprises dans le monde entier. Pour prendre un cas formellement comparable, on reconnąt facilement une certaine esthÌ©tique dans ces images grossièrement dessinÌ©es de publicitÌ©s toutes simples qu'Andy Warhol utilisa dans sa première exposition d'avril 1961, dans les vitrines de Bonwitt Teller, le magasin d'articles fÌ©minins de la 57ème rue, à New York. Il s'agissait de prospectus imprimÌ©s sur du papier bon marchÌ©, vantant des remèdes contre l'acnÌ©, la calvitie, la timiditÌ© et autres affections des sans-amour. (Fig. 3, Andy Warhol, Before and After.) C'est l'esthÌ©tique des "pubs bon marchÌ© en noir et blanc", qui s'explique par la nÌ©cessitÌ© de souligner les dÌ©fauts qui pourraient inciter le regardeur à acheter le produit vantÌ©. Mais cette esthÌ©tique devient interne aux œuvres que Warhol en a fait, tout comme l'esthÌ©tique des images pour emballages devient interne aux œuvres qu'̪gnes Eperjesi Ì©labore à partir d'elles. Les deux corpus exhibent leur origine et en tirent une signification, bien que cette signification ne recouvre pas la totalitÌ© du sens de l'œuvre de chacun de ces artistes.

Ce qui ressort de cette enquête, c'est que la rÌ©ponse à la question de savoir si l'esthÌ©tique survit dans une ère pluraliste est à la fois oui et non. C'est non si l'on pense à l'esthÌ©tique du goût et de la contemplation dÌ©sintÌ©ressÌ©e de Kant-Greenberg. C'est oui si l'on pense à la manière dont diffÌ©rentes qualitÌ©s esthÌ©tiques, bon nombre d'entre elles contraires au goût con̤u par Kant et Greenberg, sont internes à la signification d'œuvres d'art con̤ues comme des significations incarnÌ©es. Bref, l'ère du pluralisme nous a ouvert les yeux sur la pluralitÌ© des qualitÌ©s esthÌ©tiques, infiniment plus que l'esthÌ©tique traditionnellle n'Ì©tait même en mesure de le supporter sans dommage. Par ailleurs, je dirais que chacune de ces qualitÌ©s esthÌ©tiques est aussi objective que la beautÌ© l'Ì©tait selon Kant. L'esthÌ©tique est dans l'esprit du regardeur, mais seulement à la manière dont Hume entendait que les qualitÌ©s sensibles sont dans l'esprit du regardeur.. "La beautÌ© des choses existe dans l'esprit," Ì©crivait-il, mais cela ne la distingue en rien de quoi que ce soit d'autre, dans la mesure où "les goûts et les couleurs et toutes les autres qualitÌ©s sensibles ne sont pas dans les corps mais:

C'est la même chose avec les qualitÌ©s de beautÌ© et de difformitÌ©, de vertu et de vice. Cette doctrine, cependant, ne retire rien de plus à la rÌ©alitÌ© des dernières qu'à celle des premières… Même si l'on estimait que les couleurs ne rÌ©sident que dans l'œil, les teinturiers et les peintres en seraient-ils pour autant moins considÌ©rÌ©s ou estimÌ©s? Il existe une uniformitÌ© suffisante dans les sens et les sentiments de l'humanitÌ© pour que ces qualitÌ©s soient toutes objets de l'art et du raisonnement et qu'elles aient la plus grande influence sur la vie et les mœurs.

Mais, au point où nous en sommes maintenant, il me faut reconnątre quelque mÌ©rite à Kant, dont les considÌ©rations sur les œuvres d'art prennent un tour très diffÌ©rent dans un livre ultÌ©rieur de la troisième Critique, le superbe paragraphe 49 intitulÌ©  "Des facultÌ©s de l'esprit qui constituent le gÌ©nie," où il introduit son concept des IdÌ©es esthÌ©tiques. Le Kant du paragraphe 49 de L’Analytique du sublime n'est pas le Kant de l'esthÌ©tique kantienne qui est presque entièrement fondÌ© sur l'"Analytique du goût." Je dois à Kant—et à moi-même—de montrer combien mes vues sont proches de celles qu'il expose dans ce paragraphe, dont l'existence à elle seule prouve que Kant tenait compte des profonds bouleversements romantiques en gestation au sein-même de la culture des Lumières. Il se rendait certainement compte que le goût seul n'Ì©tait pas le fin mot de l'histoire en matière d'art: "Nous disons de certaines productions dont nous attendons qu'elles nous apparaissent au moins en partie comme du bel art qu'elles sont sans Ì¢me, alors même que nous ne trouvons rien à leur reprocher en ce qui touche au goût." Par Ì¢me (Geist), il entend "le principe qui apporte la vie dans l'esprit." Cette Ì¢me, continue-t-il, "n'est autre que la facultÌ© de prÌ©senter des IdÌ©es esthÌ©tiques." C'est caractÌ©ristique de Kant d'aller chercher une nouvelle facultÌ© pour rendre compte d'une diffÌ©rence, quand la diffÌ©rence, si l'on peut dire, est en rÌ©alitÌ© ontologique. Il se trouve qu'une "IdÌ©e esthÌ©tique" est en rÌ©alitÌ© une idÌ©e à laquelle on a donnÌ© un corps sensible (en effet, Kant utilise "esthÌ©tique" comme le faisait Baumgarten, chez qui cela signifie gÌ©nÌ©ralement "ce qui est soumis aux sens"). Le plus Ì©tonnant est qu'il soit tombÌ© sur quelque chose qui est à la fois Ì©prouvÌ© par les sens et de nature intellectuelle—c'est une signification que nous saisissons par les sens, et non une couleur, un goût ou un son.

Kant donne en exemple un des poèmes fran̤ais de FrÌ©dÌ©ric le Grand, que nous sommes enclin à nÌ©gliger dans l'idÌ©e que le philosophe Ì©crit ici en courtisan flattant son monarque, alors qu'en fait ce poème, quels que soient ses mÌ©rites rÌ©els, fait ce que la poÌ©sie fait souvent, à savoir qu'il signifie une chose en en disant une autre. Le roi y parle de "finir sa vie et mourir sans regret" à travers l'image d'une belle journÌ©e d'Ì©tÌ© qui s'achève paisiblement. C'est assurÌ©ment là un usage banal du langage poÌ©tique qui n'a rien à voir avec le gÌ©nie, contrairement à ce que Kant semble penser. L'"IdÌ©e esthÌ©tique" est simplement une signification dÌ©livrÌ©e par le biais d’une autre signification, comme dans l'ironie ou la mÌ©taphore. Nous nous rendons compte que le poète, en l'occurrence le souverain de Kant, nous parle du dÌ©roulement d'un jour pour Ì©voquer le cours d'une vie. C’est une belle pensÌ©e, qui n’est en rien dÌ©pendante de la beautÌ© des mots qui la formulent.. Cet exemple poÌ©tique vient juste après deux exemples tirÌ©s des arts visuels: Jupiter reprÌ©sentÌ© comme un aigle tenant la foudre dans ses serres et Junon sous la forme d'un paon (un mÌ¢le à y regarder de près car pourvu d'une splendide roue de plumes). Le pouvoir de Jupiter est rendu par le fait que la foudre ne se laisse pas habituellement saisir, et que donc un être capable de la tenir ainsi doit être dÌ©tenteur d'un pouvoir extraordinaire. L'image nous dit plus que la seule phrase: "Jupiter est tout-puissant." PrÌ©sentant l'idÌ©e de pouvoir esthÌ©tiquement, c'est-à-dire, par l'intermÌ©diaire d'une image, "donne l'occasion à l'imagination de s'Ì©tendre à un certain nombre de reprÌ©sentations apparentÌ©es qui suscitent plus de pensÌ©e que ne peut s'en exprimer dans un concept cernÌ© par des mots."

C'est à propos de l'expression des "idÌ©es esthÌ©tiques" que Kant parle de l'"Ì¢me" et de "l'imagination libre de toute règle contraignante, quoique orientÌ©e vers la prÌ©sentation d'un concept donnÌ©." Tout ceci Ì©tait dÌ©jà dans l'air du temps dans les annÌ©es 1790, au moment où il publia sa troisième Critique. Par exemple, en 1792, Francisco Goya formula une sÌ©rie de propositions visant à rÌ©former l'AcadÌ©mie royale de San Fernando, dont il Ì©tait alors le directeur adjoint. Son principe fondamental dut alors parątre totalement contraire au concept-même d'acadÌ©mie. No hay reglas en la pintura. Il n'y a pas de règles en peinture. Il s'ensuit en particulier qu'il est impossible de fonder la pratique de la peinture sur le canon de la sculpture grecque, ni sur aucun autre ensemble de paradigmes. Son texte s'achevait par un plaidoyer pour que l'on laissÌ¢t le "gÌ©nie" des Ì©lèves "se dÌ©ployer en toute libertÌ©, sans l'Ì©touffer, et que l'on utilisÌ¢t des moyens qui les dÌ©tournent de cette tendance qui consiste à leur montrer comment atteindre tel ou tel style de peinture." Historiquement, ce texte marque un tournant, celui qui mène Goya de son nÌ©oclassicisme de jeunesse au romantisme de sa maturitÌ©. Mais il exprime Ì©galement une vÌ©ritÌ© profonde sur l'art: l'art suppose une originalitÌ© profonde et ne peut s'enseigner.

Les idÌ©es esthÌ©tiques n'ont pas grand chose à voir avec l'esthÌ©tique du goût, et elles sont ce qui manque totalement à la vision de Greenberg qui parlait rarement de la signification dans ses propos sur la qualitÌ© dans l'art. En un sens, l'esthÌ©tique, applicable à la beautÌ© naturelle et physique, n'a que peu de chose à voir avec l'art qui, à l'Ì©poque de Goya, consistait, dans les acadÌ©mies, en une imitation, par exemple en copiant des moulages en plÌ¢tre censÌ©s être des paradigmes de beautÌ© classique. Il n'y a rien de tout cela dans son chef-d'œuvre, Los Caprichos. On aura beau les redÌ©crire de toutes les manières, ils passeront difficilement pour des glorifications de la beautÌ© idÌ©ale. Le "Caprice" donne corps à l'idÌ©e d'Ì¢me, mais je voudrais attirer l'attention sur la prÌ©sentation de ces œuvres qu'il a publiÌ©e dans le Diario de Madrid. Il y revendique pour la peinture le droit de critiquer l'erreur humaine et le vice, "bien qu'une telle critique soit habituellement considÌ©rÌ©e comme de la seule province de la littÌ©rature." Si, comme il le dit, "no hay reglas en la pintura," aucune règle n'empêche d'utiliser la peinture pour "prÌ©senter un miroir" aux "innombrables faiblesses et folies que l'on trouve dans toute sociÌ©tÌ© civilisÌ©e." Greenberg aurait rejetÌ© cela comme n'ayant absolument rien d'essentiel à voir avec les arts plastiques. L'adjectif "littÌ©raire" tenait lieu de rejet critique dans le vocabulaire de Greenberg et dans le vocabulaire formaliste en gÌ©nÌ©ral.

Je pense, quant à moi, que le rapport entre l'esthÌ©tique et l'art a toujours Ì©tÌ© externe et contingent. L'avÌ©nement du pluralisme n'a rien changÌ© à cet Ì©gard. Mais la thÌ©orie des significations incarnÌ©es, ou de "la prÌ©sentation esthÌ©tique des idÌ©es," montre clairement comment les qualitÌ©s esthÌ©tiques peuvent contribuer à la signification de l'œuvre qui les possède. C'est cela, j'en suis certain, dont Hegel a eu l'intuition quand il a expliquÌ©, au dÌ©but de son cours d'esthÌ©tique, pourquoi la beautÌ© artistique est "supÌ©rieure" à la beautÌ© naturelle: c'est parce que la beautÌ© naturelle n'a pas de signification. Notons à ce propos que Kant n'aurait pu accepter cette idÌ©e, puisque pour lui la beautÌ© naturelle est symbole de moralitÌ© et nous donne à voir que le monde n'est pas indiffÌ©rent à nos espÌ©rances. La beautÌ©, à ses yeux, a une espèce de signification thÌ©odicale, comme l'a rÌ©cemment Ì©crit le philosophe Fred Rush. Peindre la beautÌ© naturelle, comme dans les toiles immenses de la Hudson River School, visait à fixer ce type de signification. Mais la prÌ©sence de cette signification dans ces œuvres est interne à leur beautÌ© en tant qu'art. Et cela, on peut l'accepter sans pour autant qu'il soit nÌ©cessaire de croire un seul instant que la nature elle-même est le message divin transmis par le truchement de montagnes et de chutes d'eau puissantes.

Les œuvres de 1961 d'Andy Warhol que j'ai mentionnÌ©es plus haut sont porteuses d'idÌ©es esthÌ©tiques, même si elles n'ont pour qualitÌ©s esthÌ©tiques que ce que peut offrir la pauvretÌ© matÌ©rielle de publicitÌ©s bon marchÌ©. Ces œuvres nous parlent de nos petites misères corporelles et de la promesse que, pour quelques dollars de plus, nous retrouverons le teint clair, le cheveu dru et brillant et que l'amour et le bonheur croiseront enfin notre chemin. Ce qu'̪gnes Eperjesi a dÌ©couvert dans les emballages jetables des produits de consommation, c'est autant de portraits de la sociÌ©tÌ© dans laquelle ces produits sont utilisÌ©s. Il s'agit de portraits readymade ou, mieux encore, de readymades assistÌ©s, comme son ironie dÌ©sabusÌ©e le montre bien. Sous une image de ce qui ressemble à une mariÌ©e voilÌ©e—qui pourrait tout aussi bien être le nÌ©gatif de la photographie d'une image d'une femme au mouchoir—, elle Ì©crit: "De temps en temps, j'ai quelque chose dans l'œil. Je peux alors laisser libre cours à mes sentiments" (Fig. 4, Agnes Eperjesi, Femme au mouchoir). L'image innocente, voire sans intÌ©rêt, d'une femme au mouchoir est transformÌ©e en une reprÌ©sentation psychologique de sentiments rÌ©primÌ©s et en un commentaire sur la rÌ©pression qui s'exerce au nom de la sauvegarde des apparences.

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